Espagne: Sur les traces des pionniers du fantastique
Xavier Berenguer

Parmi les précurseurs des images de synthèse, il faudrait faire figurer le peintre Don Francisco de Goya, dont Baudelaire disait qu'il était capable "de rendre le monstrueux vraisemblable".

Mais c'est un Espagnol beaucoup moins connu, Segundo de Chomón, qui fut l'un des pionniers du cinématographe. En 1905, il pointa sa caméra sur une éclipse du Soleil, réalisant du même coup l'un des premiers documents filmés sur l'astronomie. Mais par-dessus tout Chomón fut l'un des premiers à inventer les effets spéciaux, les trucages qui permirent la création d'images illusoires et, partant, l'avènement d'une nouvelle forme de cinéma. Il fut l'un de ceux qui ouvrirent au cinéma les portes de la fantaisie et de la fiction, le document cessant d'être l'unique objet de la caméra.

En 1905, il réalise Service à l'Hôtel électrique, un hôtel où tous les serveurs sont des robots mécaniques capables de défaire les bagages, d'accrocher les vêtements dans les penderies, de cirer les chaussures, de raser les barbes et même d'écrire aux parents. Mais, à la fin, quelqu'un coupe le courant, et tout va à vau-l'eau, hôtel et clients. Pour réaliser ce film, Chomón avait employé des fils invisibles, des éclairages spectaculaires, des trucages mécaniques... Il bricola même une caméra pour pouvoir tourner les images plan par plan. On peut donc considérer Segundo de Chomón comme l'un des fondateurs du cinéma d'animation et par conséquent l'un des grands-pères des images de synthèse.

Il fut le premier à installer à Barcelone un laboratoire de coloration des pellicules, dans un but comparable à celui des laboratoires actuels de coloration électronique (premier avatar de la synthèse d'images), mais avec une signification toutefois différente.

Plus tard, Chomón travailla en France pour Pathé, grand rival de Méliès, l'autre inventeur des effets cinématographiques. C'est là qu'il mit au point une infinité de trucages de caméra et de tournages, les premiers travellings, la superposition des images et bien d'autres découvertes qui allaient faire évoluer le cinéma. Dans Liquéfaction des corps durs (1909), il va déformer l'image de l'acteur jusqu'à ce qu'elle devienne un mannequin de fil de fer évoluant à son tour vers une masse informe. Aujourd'hui, cette manipulation de l'image est bien familière à tous ceux qui créent des images sur ordinateur.


¡Que inventen ellos!

Mais, en dépit de ces illustres prédécesseurs, Goya et Chomón, les films à effets spéciaux et trucages, les films fantastiques, n'ont pas connu de grands développements en Espagne. Excepté le dessin animé, qui, lui, de façon irrégulière, a réussi à survivre.

A la fin des années 40, en Espagne, la consigne était "¡Que inventen ellos!". Mais, à l'époque, il était plutôt difficile de créer et d'inventer, surtout dans des domaines dépendant à la fois de la science et de la technologie. Curieusement, c'est pourtant dans ces années-là que le dessin animé connait la plus grande productivité de son histoire: cent trente courts et quatre longs métrages. Une fécondité due en partie à un décret de l'époque stipulant que chaque dessin animé produit donnait droit à un certain nombre de licences d'importation de films d'images réelles. La disparition, dans les années 50, de ce singulier mécénat culturel franquiste sonna le déclin de la production de dessins animés, qui devint quasiment inexistante.

Il fallut attendre la croissance économique des années 60 pour qu'elle soit relancée. Grâce surtout à la publicité, industrie naissante dont les censeurs du régime jugeaient le langage efficace et peu subversif. C'est la grande époque des studios Moro à Madrid et de ceux de Buch San Juan à Barcelone.

Dans le courant des années 1968-1969, des mathématiciens et des plasticiens se réunirent au centre de calcul de l'université de Madrid, sous la direction de E. Garcia Camarero et de F. Briones pour étudier les différentes manières de "mettre la puissance de l'outil informatique au service de la composition et de la création d'oeuvres plastiques". Le "puissant outil informatique" en question n'était qu'un IBM 7090, à peine plus puissant que nos actuels ordinateurs domestiques. Mais un intéressant travail graphique allait naitre de cette expérience, comme celui du peintre Barbadillo, que l'on a pu voir en 1986 au Siggraph. Se référant aux travaux du groupe de recherche de l'université de Madrid, un écrivain français disait : "Sous la botte franquiste, de jeunes espagnols cherchent des langages d'expression du futur."

A côté des maisons de production de dessins animés, pour la plupart petites, isolées et fragiles économiquement, on trouve en Espagne les succursales des studios d'animation américains comme Filman, de Hanna Barbera. La majorité des animateurs actuels ont été formés dans les années 60, à la grande époque des comics, d'où des styles variés et originaux. L'Espagne est un pays où la tradition du dessin et de la création graphique est grande, mais aujourd'hui il est clair que l'offre et la capacité des dessinateurs espagnols sont supérieures aux possibilités de production. Citons néanmoins les Voyages de Gulliver et Don Quichotte (1979), de Cruz Delgado; Histoires d'amour et de massacre (1975), et la série télévisée Molfi, le petit koala (1987), de Jordi Amoros, produit par Equip. Actuellement, cinq longs métrages sont en cours de réalisation.


Une technologie importée

Quant aux images de synthèse sur ordinateur, les premières maisons de production sont AIC, installée à Madrid en 1983, et Animàtica, à Barcelone, l'année suivante. A la première, on doit quelques variations infographiques autour du tableau de Velazquez, les Ménines. Les images produites par Animàtica s'inspirent, elles, plutôt des comics et de l'illustration graphique. Elles ont d'ailleurs reçu plusieurs prix nationaux et ont figuré dans la plupart des sélections internationales de graphisme électronique. Animàtica bénéficie du système Bosch et des systèmes Iris/Wavefront.

Trois ou quatre autres nouvelles maisons de production d'images de synthèse doivent bientôt voir le jour au sein de compagnies de post-production vidéo. L'objectif de toutes ces sociétés est avant tout de conquérir un marché publicitaire actif et d'un niveau créatif élevé, ainsi que le réseau de télévision bientôt composé de deux chaines nationales publiques, cinq ou six régionales publiques, trois privées, sans compter les chaines transmises par satellite.

Il faut pourtant déplorer, tant du point de vue esthétique que technologique, l'absence d'intérêt des enseignants et de l'Université pour l'animation et les images de synthèse. On comptera bientôt en Espagne plus de chaines de télévision que de palettes graphiques dans les écoles de beaux-arts. Enfin, en ce qui concerne les images en trois dimensions, il faut signaler les travaux d'un groupe de chercheurs de l'Université Polytechnique de Catalogne.

On notera enfin la faible proportion de la technologie "made in Spain" —hardware comme software— utilisée par les équipes graphiques, ce qui n'est que le reflet de la situation plus générale de l'informatique en Espagne. Sur plus de 300.000 millions de pesetas dépensées en Espagne en 1986 dans des produits informatiques, 93 % l'ont été dans des produits d'importation. La plus conséquente exportation informatique espagnole provient d'une entreprise de Valence appartenant à IBM.

Les images de synthèse, ainsi que toutes les technologies digitales d'aide à la création (traitement de textes, musique de synthèse) ont pour vertu de dévoiler à la création technologique, industrielle, mais aussi artistique, de nouveaux champs d'application. Pour l'Espagne, pays traditionnellement plus littéraire et artistique que technique, et qui vient d'étrenner sa modernité, elles devraient constituer une réponse naturelle.



Article paru à Le Monde, 9-1-1988




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